Les coûts climatiques ne peuvent pas être effacés
La Suisse entend compenser à l’étranger son empreinte climatique bien trop importante par habitant. C’est moralement discutable et peu réfléchi sur le plan économique. Et c’est aussi peu durable que le reboisement de grandes surfaces souvent proposé.
Les faits sont clairs : dans son rapport spécial de l’automne 2018, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a déclaré qu’un dépassement du réchauffement mondial de plus de 1,5° C ne pouvait être évité qu’à condition que 420 milliards de tonnes d’équivalent CO2 (éqCO2) au plus étaient encore rejetées dans l’atmosphère de la planète. En cas d’épuisement de ce « budget résiduel », chaque tonne supplémentaire d’éqCO2 émise devrait être à nouveau éliminée. D’un point de vue purement arithmétique, les émissions devraient diminuer de 5% net chaque année par rapport à aujourd’hui. Les émissions mondiales de gaz à effet de serre pourraient ainsi être divisées par deux d’ici 2030 et ramenées à « zéro net » d’ici 2040.
En août 2019, la Suisse a rejoint les rangs des pays désireux de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre à « zéro net ». D’ici 2050 au plus tard, des gaz à effet de serre ne doivent au bout du compte plus être rejetés dans l’atmosphère. Le Conseil fédéral a laissé ouverte la question de savoir quelles mesures la Suisse doit prendre pour devenir climatiquement neutre, en particulier comment elle entend par exemple compenser les émissions non réductibles de l’agriculture. Au lieu de cela, le Conseil fédéral continue de miser sur la compensation de CO2 à l’étranger. Si le Parlement poursuivait dans cette voie, la Suisse se verrait confrontée à une série de problèmes domestiques majeurs.
À ce jour, le droit international ne précise pas la manière dont les projets de compensation transfrontaliers devront être réglementés une fois que l’Accord de Paris sur le climat sera entré en vigueur en 2021. Certes, l’article 6 de l’accord prévoit la possibilité pour les pays parties d’échanger entre eux leurs réductions d’émissions réalisées au moyen de certificats ou de négocier ces dernières. Les détails sur la manière dont les résultats d’atténuation transférés au niveau international (Internationally Transferred Mitigation Outcomes, ITMO) sont obtenus, et doivent être correctement comptabilisés, font l’objet du dernier chapitre des règles d’application (Paris Agreement Rulebook) pas encore adoptées. Elles doivent garantir que chaque tonne échangée corresponde effectivement à une tonne d’éqCO2réduite du point de vue de l’atmosphère et ne puisse être décomptée deux fois, une fois dans le pays acheteur et une fois dans le pays vendeur.
Une idée économique trompeuse
Selon le Conseil fédéral et le Parlement, les trois cinquièmes seulement de l’objectif visé de diviser par deux les émissions domestiques suisses d’ici 2030 doivent être atteints par des mesures de réduction nationales. Comme très peu d’autres pays riches, la Suisse entend « compenser » le reste via l’achat d’ITMO. Aussi s’engage-t-elle en première ligne pour que les règles d’application en matière de compensation soient finalisées au plus vite dans le cadre de l’Accord de Paris sur le climat.
À première vue, il est tentant de compenser ses émissions à l’étranger car, pour l’heure, c’est encore l’option la moins chère. À y regarder de plus près cependant, la question se pose de savoir pourquoi utiliser des fonds chaque année plus importants pour acheter des certificats de réduction d’émissions à l’étranger au lieu d’utiliser ces millions pour accélérer la conversion de l’infrastructure nationale vers des technologies sans émissions. En toute logique, la stratégie de transfert va échouer tôt ou tard : comme tous les pays doivent ramener leurs émissions à zéro, les certificats d’émission étrangers seront rapidement une denrée rare. Une fois que les fruits faciles à récolter auront été cueillis, aucun pays ne sera bientôt plus prêt à céder à bon prix ses progrès réalisés vers la neutralité climatique. La Suisse n’aura donc d’autre choix que d’éliminer ses propres émissions aussi, qu’elle ait ou non préalablement payé des réductions à l’étranger.
« Émissions négatives » et reboisement
Il reste possible de compenser les émissions de gaz à effet de serre non réduites par des « émissions négatives », autrement dit de capter les gaz à effet de serre excédentaires (le CO2principalement) dans l’atmosphère et de les stocker à nouveau à long terme dans le sol ou la biomasse. Des approches de haute technicité sont déjà testées à cette fin, mais leur faisabilité, leur rentabilité et leur extensibilité doivent encore être clarifiées. La production de charbon végétal comme sous-produit de la production d’énergie à partir de déchets de bois ou de biomasse semble, en revanche, plus prometteuse. Le charbon végétal peut en effet être incorporé dans les sols agricoles avec des effets positifs prouvés pendant des décennies.
Les approches « vertes » visant au stockage du CO2 dans la biomasse ou les sols sont au centre du débat. Elles vont du (re)boisement des forêts déboisées à l’accumulation de CO2 sous forme d’humus dans les sols agricoles. Sans faire preuve d’esprit critique le plus souvent, le reboisement est salué comme une approche clé pour remédier à la crise climatique. Tandis que les experts eux-mêmes ne s’entendent toujours pas sur l’ampleur totale du potentiel d’absorption de forêts nouvellement boisées, des objections sont à prendre en compte sous l’angle de la politique de développement. D’un point de vue moral déjà, la question se pose de savoir avec quelle justification les pays riches, dont l’empreinte carbone par habitant est bien supérieure à la moyenne, entendent choisir les pays en développement comme lieu de substitution pour les mesures climatiques qu’ils n’ont eux-mêmes pas prises.
Nous ne pouvons pas refuser de repenser sérieusement notre mode de vie et en même temps exiger que les émissions que cela implique soient réduites loin de chez nous. Sans parler de questions complexes comme celle de savoir où exactement de nouvelles forêts doivent être plantées à grande échelle. Comment justifier le déplacement de populations à des fins de reforestation, même si leurs sols, aujourd’hui exploités pour l’agriculture, étaient originellement des zones forestières ? Il est clair que les projets climatiques « verts » doivent être les premiers à répondre aux critères de durabilité de l’Agenda 2030 ; la participation démocratique et les droits humains des populations concernées doivent être garantis.
Jürg Staudenmann, Alliance Sud